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L’ouragan qui s’était abattu depuis plusieurs jours sur la cité interdisait pratiquement toute activité. Jamais le vent du désert n’avait soufflé avec une telle violence. Il absorbait l’énergie des plus courageux. Même les nuits trop courtes n’apportaient aucun répit. Les hurlements incessants pénétraient le corps et l’âme, comme pour tout emporter, tout balayer, ne laissant derrière eux qu’une profonde lassitude et une angoissante sensation de vacuité. Dans le ciel assombri, crépusculaire, tournoyaient des tornades de sable et de poussière. Des falaises de fureur se déchaînaient sur la cité faisant vibrer les murailles, pénétrant dans les maisons et jusqu’au cœur de la Grande Demeure.

Dévorée d’inquiétude, Khirâ se blottissait contre Nemeter.

— Allons, petite maîtresse, la consolait-il doucement, ce n’est que le vent du désert. Nous approchons de la fin de la saison des moissons, et il ne se passe pas une année sans qu’il souffle à cette période. Bientôt, il se calmera, et tout redeviendra comme avant.

Mais Khirâ ne pouvait détacher ses yeux du Léviathan qui semblait vouloir engloutir la vallée tout entière. Depuis les étendues marécageuses du Nord jusqu’aux abords de la Balance des Deux-Terres, et même au-delà, il balayait Kemit dans un grondement d’apocalypse. Elle connaissait déjà le khamsin. Il ralentissait toute activité pendant les trois ou quatre jours durant lesquels il soufflait, puis disparaissait comme il était venu, laissant derrière lui des monticules de sable rouge entassés le long des demeures et dans les jardins, que les serviteurs mettaient plusieurs jours à ôter.

Cette fois pourtant, c’était différent. Khirâ ressentait derrière ce nouvel assaut du vent du désert la manifestation d’une divinité mauvaise, dont les conséquences seraient bien plus graves que d’habitude. Sur le chantier de la cité sacrée, le travail avait cessé. Ouvriers et contremaîtres, maçons et sculpteurs avaient gagné l’abri de leurs maisons. La fillette imaginait la silhouette massive de la pyramide inachevée, dressée tel un énorme navire immobile, défi colossal jeté à la face des éléments.

Malgré la température accablante, elle frissonnait. Au cœur de l’haleine infernale de l’ouragan, elle avait l’impression d’entendre hurler la voix épouvantable du dieu rouge. Un sentiment de mal-être lui tordait les entrailles, comme si son enfance se dissolvait dans les grondements de la tempête. Elle sentait, sans pouvoir l’expliquer, que le vent maudit apportait avec lui un cortège de catastrophes, contre lesquelles même la puissance formidable de son père, le dieu vivant qui régnait sur les Deux-Terres, ne pourrait rien.

 

Par les fenêtres du palais, protégées par des panneaux de bois tendus de papyrus, Djoser et Thanys contemplaient la grande place du palais, ouverte sur la large avenue menant à l’oukher, le port. À l’entrée se dressaient deux hautes statues. L’une représentait Horus, le dieu suprême. L’autre incarnait Ptah, le démiurge, celui qui avait créé le monde par la puissance de sa pensée. Ptah, le dieu au beau visage, était le neter originel de Mennof-Rê. À droite et à gauche de la place s’amorçaient des ruelles menant vers les différents quartiers. On distinguait, à travers un voile mouvant, les silhouettes fantomatiques des artisans harassés de fatigue, emmitouflés, malgré la chaleur, dans des capes, afin de se protéger du sable. Celui-ci s’infiltrait partout, jusque dans la nourriture, et faisait crisser les dents. Le palais n’était pas épargné. De longues traînées rousses, semblables à du sang séché, s’étiraient sur le dallage des pièces, dans la salle du Trône, et même dans le naos, le lieu sacré où veillait la statue d’Horus.

La tempête durait depuis près de dix jours à présent, et rien ne permettait d’espérer une accalmie. Des rumeurs commençaient à courir selon lesquelles le dieu Seth avait déchaîné sur Kemit le serpent monstrueux Apophis, la divinité épouvantable qui, chaque matin, tentait d’empêcher le soleil de poursuivre sa course.

Le roi observa sa compagne à la dérobée. Avec les années, malgré ses grossesses et les épreuves traversées, Thanys n’avait rien perdu de sa beauté. Cependant, cette beauté seule ne justifiait pas l’amour exclusif qu’il lui portait. Au-delà de l’apparence physique, de la femme épanouie et magnifique qui subjuguait la Cour tout entière et les ambassadeurs des pays lointains, il aimait sa merveilleuse joie de vivre, sa solidité sans faille, il aimait son regard brillant, couleur de malachite, son profil fin et racé. Elle savait lui redonner confiance lorsque le doute l’assaillait. Souvent, il remerciait les dieux d’avoir placé à ses côtés une femme de cette trempe.

Alors que les souverains qui l’avaient précédé avaient toujours eu plusieurs épouses et concubines – parfois pour des raisons politiques –, il n’avait jamais éprouvé l’envie, bien que sa position lui en donnât le pouvoir, de faire entrer une autre femme dans sa couche. Thanys demeurait la seule, l’épouse unique qu’il aimait d’un amour exclusif. Aucune ne saurait partager avec lui la complicité extraordinaire qui les unissait.

Bien sûr, si Lethis, sa petite princesse du désert, avait vécu, il aurait continué de l’aimer. Mais, par respect de la mémoire de l’une, et par amour de l’autre, il avait décidé de ne jamais céder aux propositions à peine voilées des femmes de la Cour. Il n’avait pas encore appris à se lasser du corps de sa compagne, qui conservait, malgré les années, la même fougue amoureuse. Qu’aurait pu lui apporter une concubine ? Il n’avait pas à se forcer pour offrir à son peuple l’image du couple que tous vénéraient. Il aimait profondément Thanys.

Cette image de couple uni réjouissait les Égyptiens, qui avaient en haute estime l’amour conjugal. La solidité du couple royal était, à leurs yeux, le garant de la puissance du Double-Pays. Par le passé, rien n’avait prévalu contre Djoser et Thanys, reflets vivants d’Horus et d’Hathor : ni la rancœur du roi Sanakht, ni les sombres manœuvres du sinistre Nekoufer, ni les abominations commises au nom du dieu rouge par Meren-Seth, descendant de l’usurpateur Peribsen. Aussi, malgré la tempête, les habitants de Mennof-Rê continuaient d’accorder une confiance aveugle aux dieux humains qui les gouvernaient.

Djoser le savait. Il lui suffisait d’effectuer une promenade dans les rues de sa cité bien-aimée pour sentir sur lui les regards affectueux de ses sujets. N’avait-il pas noué une alliance indestructible avec les neters ? N’avait-il pas vaincu le terrible Nekoufer avec l’aide de Rê lui-même ? N’était-il pas, selon les prêtres d’Iounou, l’incarnation d’Horus, le dixième dieu, le principe unificateur de la Grande Ennéade ?

Il aurait souhaité ne ressentir que l’aspect divin qui vibrait en lui. Mais souvent, son côté humain et mortel s’exprimait, et le doute s’insinuait dans son esprit, corrodant ses certitudes, déstabilisant sa force de demi-dieu à la tête d’un puissant État. Car Djoser se sentait désarmé face à la tempête qui ravageait les Deux-Terres. Il aurait voulu la chasser, l’anéantir, tout comme l’aurait fait son double divin, Horus, s’il avait réellement possédé ses pouvoirs. Mais il souffrait de s’en sentir parfaitement incapable. En ces circonstances, il prenait plus que jamais conscience de son humanité, de sa faiblesse. Les dieux l’avaient placé sur le trône du plus beau pays du monde, et l’on se tournait vers lui pour quêter les réponses aux mystères insondables de l’espace infini. Mais, à lui-même, qui répondrait ?

Parfois, il enviait le plus humble de ses paysans, qui ignorait le secret des lois du monde et les subissait sans se poser de questions. Il en venait à penser que les neters s’étaient trompés, qu’il n’était pas à sa place à la tête des Deux-Royaumes. Alors, il puisait en Thanys la force de continuer à assumer sa tâche. Elle ne doutait jamais de lui.

— C’est ta part humaine qui doute, disait-elle. Tu dois te tourner vers la part divine, le reflet d’Horus. Laisse-le te guider ; il saura toujours te montrer la voie.

Il ressentait en lui-même l’écho de l’inquiétude qui avait envahi la jeune femme face à l’ouragan. Mais il n’avait pas besoin de la rassurer : elle était assez forte pour faire face seule à la menace. Elle était son double, son alter ego. Il savait qu’elle ne faiblirait jamais devant l’adversité, et qu’il pouvait s’appuyer sur elle.

À l’extérieur, le khamsin soufflait sans relâche. Djoser n’ignorait pas ce que cela signifiait. Ayant reçu de son dieu, Ramman, le don d’interpréter les rêves, Moshem l’Amorrhéen avait traduit les songes étranges du roi. Il avait prédit que Kemit connaîtrait cinq années d’abondance, suivies de cinq années de sécheresse. Par la suite, Imhotep avait confirmé les paroles du jeune homme.

Effectivement, durant les cinq années précédentes, le dieu du fleuve, Hâpy. et Renenouete, la déesse serpent de la moisson, s’étaient montrés très généreux. On avait pu engranger les surplus qui permettraient de faire face à une éventuelle famine. Ho-Hetep, le directeur des Deux-Greniers, avait fait preuve d’intransigeance. Ses scribes, répandus sur le Double-Pays comme une armée de fourmis, avaient scrupuleusement tenu les comptes des récoltes, et les silos renfermaient désormais de grandes quantités d’orge et de blé. Les troupeaux avaient été particulièrement soignés. Mais cela suffirait-il pour lutter contre une sécheresse de cinq ans ?

Dans l’après-midi, bravant l’ouragan, le roi et son épouse se rendirent sur les rives du fleuve divin pour y jeter des lotus sacrés afin de se concilier les dieux. L’inondation aurait dû faire son apparition depuis déjà plusieurs jours. Chaque matin, les guetteurs descendaient dans le nilomètre, le puits gravé construit par le grand vizir Imhotep pour déterminer les hauteurs de crue, scrutant les marques qui auraient permis de déceler la moindre élévation des eaux. Mais le niveau du fleuve demeurait désespérément bas. Lorsque le couple royal revint vers la Grande Demeure, seul le vent rouge et brûlant continuait à souffler sur la ville et la vallée, comme s’il avait voulu les engloutir.

Djoser regagna le palais la mort dans l’âme. Ce retard laissait présager le pire. Et si Moshem s’était trompé ? Si cette tempête n’était que le signe annonciateur d’un cataclysme bien plus grave ? Depuis plus de dix jours, le ciel avait disparu derrière cet épouvantable écran de poussière, de rocaille et de sable. Apophis n’aurait-il pas réussi à vaincre Rê, le dieu-soleil ?

Un élément l’inquiétait particulièrement, même s’il pouvait paraître futile a priori : la petite Khirâ semblait avoir perdu le goût du jeu et faisait preuve d’une gravité qu’on ne lui connaissait pas. Sans doute avait-elle hérité de sa mère cette intuition étonnante qui lui permettait de pressentir les événements. Depuis le début de l’ouragan, elle ne s’était plus chamaillée avec Seschi, son frère d’adoption, à la grande stupéfaction de leur précepteur, Nemeter. La proximité du danger paraissait avoir tissé entre eux des liens plus forts.

De retour au palais, il se rendit, en compagnie de Thanys, dans les appartements réservés aux enfants. Lorsqu’ils pénétrèrent dans leur salle de jeux, Seschi et Khirâ, conscients de leurs responsabilités d’aînés, expliquaient d’une voix rassurante que la tempête allait bientôt disparaître, pour laisser place au vent du nord annonciateur de la crue, La sincérité du jeune garçon était telle que l’Horus et son épouse eurent envie de le croire, de s’asseoir parmi les bambins pour écouter ses paroles.

Parmi eux, la petite Inkha-Es, une enfant fragile et délicate, posait sur le monde un regard inquiet. Elle tenait fermement la main de son compagnon, né deux mois après elle. Prénommé Ankhaf, il était le second fils de Merneith et d’Imhotep. En effet, malgré leur âge avancé, les dieux leur avaient accordé un nouvel enfant, qui avait apporté une troisième jeunesse au couple. À quarante-sept ans, Merneith avait retrouvé sans difficulté les gestes des jeunes mères, et resplendissait de santé. Quant à Imhotep, qui avait dépassé les cinquante ans, il n’était pas peu fier de cet héritier tardif.

Le petit groupe se composait d’une douzaine d’enfants issus des plus nobles familles. Le fils légitime du couple royal, Akhty-Meri-Ptah, surnommé plus simplement Akhty, avait été désigné par les prêtres pour succéder à son père. Ils avaient en effet décrété que Thanys avait été visitée par le dieu qui avait insufflé sa semence en elle afin de donner naissance au nouvel Horus. Cette perspective ne troublait guère le jeune garçon, qui, à six ans, vouait une admiration sans bornes à son frère aîné, Seschi. La force surprenante de ce dernier l’impressionnait, et il avait à cœur de l’imiter. Ou de tenter de le faire.

Amanâou, dit Nâou, le premier fils d’Imhotep et de Merneith, était, tout comme le petit Ankhaf, le frère de la Grande Épouse. Petit garçon solide, au regard intelligent, il avait reçu de son père le don d’imaginer les machines les plus invraisemblables. Âgé de sept ans, il ressemblait beaucoup à Akhty, sans doute en raison de leur sang commun.

Seschi et Khirâ régnaient sans partage sur ce petit monde, inspirant les jeux, calmant les angoisses, consolant les peines, expliquant avec leurs mots d’enfants les mystères de l’univers. Chaque leçon de Nemeter, parfois interprétée de façon fantaisiste, était immédiatement transmise aux plus jeunes, qui écoutaient, bouche bée, le savoir des deux aînés.

 

La tempête avait contraint le grand vizir à abandonner la construction de la cité sacrée, et les ouvriers demeuraient cloîtrés dans leur village du plateau, attendant la fin du cataclysme avec impatience. Le seul à y trouver son compte était Akhet-Aâ, le fournisseur de vivres du chantier, qui pouvait, pour la première fois depuis longtemps, souffler un peu.

En raison des fêtes épagomènes, Imhotep et Merneith avaient élu domicile à Mennof-Rê, délaissant quelque temps leur petit palais de Iounou. Les festivités avaient été réduites à leur plus simple expression, se limitant à quelques processions de jeunes filles agitant des sistres, précédant la litière royale et une foule de courtisans résignés qui mâchaient du sable. On avait pensé attirer ainsi la clémence des dieux, mais ceux-ci étaient restés indifférents au sort des hommes.

Trois jours plus tard, le vent du désert cessa enfin, laissant derrière lui une ville recouverte d’une épaisse couche de poussière, de débris de branchages et d’objets divers que les prisonniers esclaves furent chargés d’enlever. Mais le fleuve continua de rouler des flots mornes, qui s’insinuaient avec lenteur autour de longues bandes sablonneuses, refuges des crocodiles, les terribles fils du dieu Sobek. Les canaux étaient à sec, encombrés de détritus et de sable. Seul le grand canal, qui reliait le Nil au bras desservant le plateau de Saqqarâh, permettait encore la navigation. Mais le trafic s’était considérablement ralenti.

Avec la fin de l’ouragan, on avait espéré que la crue d’Hâpy se manifesterait rapidement. Pourtant rien ne se passa. Djoser descendait en personne chaque jour jusqu’au nilomètre afin de surveiller l’évolution du fleuve. L’étoile Sothis, qui annonçait la nouvelle année, était apparue depuis près de dix jours lorsque enfin le niveau consentit à monter. Cependant, il ne s’éleva guère plus de six coudées, contre quinze à vingt habituellement. Les eaux atteindraient leur plus haut niveau aux alentours de la fin du mois de Paophi. Mais il ne dépasserait sans doute pas huit ou neuf coudées.

Très vite, on se rendit compte que cette crue modeste ne pourrait pas recouvrir plus du tiers des champs et des prés. Ce n’était pas la première fois que le Double-Pays connaissait une crue faible. Mais jamais celle-ci n’avait été aussi basse. Or, si l’on possédait du grain en suffisance pour ensemencer les terres, il ne germerait pas s’il n’était pas arrosé régulièrement. Cultiver seulement le tiers des champs donnerait une récolte insignifiante, et engendrerait la famine. La population de Mennof-Rê s’était développée dans de telles proportions qu’il fallait rapidement trouver des solutions.

Mais le problème paraissait insoluble. Quelle que soit la manière dont on l’abordait, on se heurtait toujours à la même difficulté : comment irriguer des champs habituellement recouverts par la crue ?

En désespoir de cause, Djoser s’adressa à Imhotep, occupé par ailleurs à organiser le travail des paysans. Le roi lui rendit visite sur le chantier de Saqqarâh, en compagnie de Thanys et de ses proches, Semourê, Moshem et Piânthy. Avec la fin de la tempête, le travail avait repris, sous la conduite des Directeurs des travaux, pour la plupart d’anciens ouvriers formés par le grand vizir.

Celui-ci accueillit le roi avec un plaisir évident et entreprit de lui expliquer l’avancement des travaux avec sa passion coutumière. On utilisait différents appareils pour mettre les blocs en place. L’un d’eux consistait en un trépied de madriers épais, au sommet duquel était fixé un bras équipé, à une extrémité, d’un panier dans lequel on déposait les pierres, et, à l’autre extrémité, d’un contrepoids qui facilitait le déplacement, et permettait d’élever les blocs de plusieurs coudées pratiquement sans effort.

Le groupe royal fut invité à gravir la rampe pour observer les travaux de plus près. Sur le passage de Djoser, les ouvriers baisaient le sol avant de reprendre leur tâche. Depuis l’étroite esplanade formée par le second degré, on bénéficiait d’une vue magnifique sur le plateau sacré, ainsi que sur la vallée, au-delà de la savane.

— Mon cœur est lourd, mon ami, dit le roi. Depuis cette maudite tempête, la terre de Kemit est aussi sèche que l’Ament. Le fleuve n’a pas recouvert assez de terre cultivable. Le grain stocké ne peut nourrir le peuple tout entier.

Le grand vizir ne répondit pas immédiatement. Il se frotta le menton tout en observant le bloc de calcaire qu’un maçon venait de mettre en place. Enfin, il déclara :

— Je connais ton tourment, ô Lumière de l’Égypte. En vérité, le problème est terriblement simple. Si la surface inondée par le fleuve n’est pas suffisante, il faut l’augmenter en amenant l’eau au-delà des limites de l’inondation actuelle.

— Mais comment faire sortir l’eau du fleuve ? s’exclama Djoser.

— Je l’ignore, Seigneur. J’y réfléchis depuis plusieurs jours, mais les dieux ne m’ont guère inspiré.

Djoser baissa la tête, accablé. Si le grand Imhotep lui-même était à bout de ressources, personne ne pourrait soustraire Kemit à la famine qui la menaçait. Il salua l’architecte et redescendit la rampe à pas lourds, comme si le poids des morts à venir pesait déjà sur ses épaules.

 

Désemparé, Imhotep regarda le roi s’éloigner. Il devinait les paroles de réconfort prodiguée par sa fille, Thanys, à son époux. Il aurait tellement aimé offrir une réponse positive à son ami. Mais il avait beau retourner le problème dans tous les sens, rien n’y faisait. Chaque année, le fleuve sacré inondait la vallée pendant quatre mois, apportant une inimaginable quantité d’eau chargée de limon qui recouvrait les terres jusqu’à l’extrémité du Delta. Les digues et les canaux ne retenaient qu’une faible partie de ces eaux fertilisantes dans les champs, mais cela suffisait pour permettre des récoltes abondantes.

Cette année, la plus grande partie des canaux était restée à sec, malgré les efforts des esclaves pour extraire les pierres et la terre qui les encombraient. Par quel miracle amener dans les champs arides la phénoménale quantité d’eau nécessaire à les irriguer ? On ne pouvait soulever un fleuve comme un monolithe.

Embarrassé, il se retourna vers les ouvriers, occupés à mettre un bloc en place à l’aide de la grue. La lourde pierre calcaire était retenue par des tresses de cordes que l’on ôta dès qu’elle fut posée sur son lit de mortier. L’instant d’après, un qenou – un maçon – effectuait les derniers ajustements, redoublant de zèle en raison de la présence du grand vizir. Pourtant, Imhotep regardait à peine le travail de l’ouvrier. Ses yeux restaient fixés sur la grue au contrepoids de granit, à laquelle un manœuvre s’agrippait afin d’amener le panier de cordage jusqu’à l’étage inférieur. Celui-ci fut chargé promptement, puis l’ouvrier manipula habilement le contrepoids afin d’amener le bloc suivant en place. Bien qu’il eût conçu cet appareil lui-même, la rapidité de la manœuvre étonna Imhotep. Aussitôt, son esprit créatif engendra de nouvelles idées. Et si l’on remplaçait le panier de cordes par un récipient étanche…

— Démontez cette grue ! ordonna-t-il soudain, à la grande stupéfaction des ouvriers et du contremaître.

— Mais, Seigneur…

— Obéissez ! Je veux que l’on amène immédiatement cet appareil sur les rives du fleuve.

On était trop habitué aux idées étranges du grand vizir pour s’en étonner outre mesure. Et il ne serait venu à l’idée de quiconque de discuter ses ordres, même si ceux-ci paraissaient parfois fantaisistes. On découvrait toujours par la suite qu’ils étaient motivés par des idées remarquables.

Cette fois encore, ce fut le cas. Impatiemment, Imhotep attendit que le cortège royal eût quitté le chantier sacré, puis il gagna les rives du Nil en compagnie d’une petite équipe d’ouvriers et de l’architecte Bekhen-Rê, arrivé entre-temps. Le grand vizir tenait à effectuer une première expérience avant de fournir un espoir à son royal ami.

Un peu plus tard, le petit groupe installait la grue à trépied sur les rives malodorantes du fleuve, à la limite d’un champ protégé par une digue. Le panier fut hâtivement équipé d’une outre en vessie d’antilope. Un seul homme était capable de manœuvrer l’appareil sans aucune difficulté. L’opération se révéla très vite concluante. Le champ se couvrit rapidement d’une étendue d’eau génératrice de vie. Imhotep explosa d’un rire joyeux, presque enfantin. Il venait de trouver le moyen de chasser le spectre de la famine. Autour de lui, ses assistants l’imitèrent avec allégresse. Tous avaient compris par quel procédé on allait amener l’eau indisciplinée jusqu’aux champs les plus éloignés, et la retenir prisonnière des digues et des canaux surélevés aussi longtemps qu’on le souhaiterait.

 

Le lendemain, la manœuvre fut répétée devant Djoser et Thanys, éberlués. L’idée était tellement simple qu’Imhotep se reprochait de ne pas y avoir pensé plus tôt.

— Imagine des centaines de ces appareils installés sur les rives du fleuve. On peut ainsi irriguer la presque totalité du pays.

— Mon ami, tu es prodigieux ! Je vais donner des ordres en conséquence.

 

Dans les jours qui suivirent, des menuisiers dressèrent de nombreuses grues en bordure du fleuve. Travaillant inlassablement, ils permirent aux paysans de remplir le réseau de canaux, de digues et de rigoles, irriguant ainsi une surface suffisante pour les nouvelles semences.

Cette entreprise colossale eut cependant une répercussion sur le chantier de Saqqarâh : mobilisés par la construction des grues à eau et l’irrigation des champs, les paysans ne purent apporter leur contribution à la construction de la cité sacrée et les travaux ralentirent.

Passionné par sa nouvelle invention, Imhotep délaissa pour un temps la pyramide, dans le but d’élaborer un vaste plan d’ensemble des canaux de la Balance des Deux-Terres[3]. Simultanément, des maîtres artisans rapidement formés furent envoyés, sur les ordres de Djoser, jusque dans les provinces les plus reculées afin d’enseigner aux paysans la construction de ces étranges grues que, bien plus tard, leurs lointains descendants appelleraient des chadoufs.

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